LE RÔLE FUTUR DE LA MÉDECINE
par le Docteur Alexis CARREL
(Prix Nobel de Médecine)
Au seuil de ce cahier
qui cherche à fixer, à travers les aspects divers de la médecine,
les caractères de son unité, il est utile de nous demander
quelle est la signification de l'immense effort des nations civilisées
pour acquérir la santé. Et aussi de réfléchir
un moment au rôle que la médecine est capable de jouer dans
le monde de demain. La conquête des maladies infectieuses et l'augmentation
considérable de la durée moyenne de l'existence humaine,
nous ont montré combien puissantes sont déjà les jeunes
sciences de la vie.
Aucune invention mécanique
n'a apporté à l'humanité d'avantages aussi grands
que la protection contre les bactéries et les virus, le développement
de la chirurgie moderne, la connaissance sans cesse grandissante de la
structure et des fonctions de nos organes. Ce passé répond
du futur. De même que, pendant le moyen âge, les cathédrales
gothiques fleurirent sur le sol de la France, de même, en ce siècle,
des laboratoires de biologie se sont élevés dans toutes les
parties du monde. Et dans ces laboratoires des hommes qui sont les descendants
spirituels de Claude Bernard, de Pasteur, de Roux, de Bordet, et des plus
nobles esprits de notre race élaborent silencieusement la connaissance
nouvelle qui donnera à chacun une meilleure santé et une
plus grande aptitude au bonheur.
La poursuite de cette
connaissance doit être orientée par une claire vision de la
tâche qui reste encore à accomplir. Il faut bien avouer que
les triomphes de la médecine sont loin d'avoir supprimé la
maladie. Au lieu de mourir rapidement d'infections, nous mourons plus lentement,
plus douloureusement, de maladies dégénératives. Affections
cardiaques, cancers, diabète, lésions du rein, du cerveau,
de tous les organes. La médecine n'a pas diminué autant que
nous le croyons la souffrance humaine. La souffrance nous est apportée
lion seulement par les bactéries et les virus, mais aussi par des
agents plus subtils qu'eux. La fragilité nerveuse, la bêtise,
la corruption morale, la folie, sont plus dangereuses pour l'avenir de
la civilisation que la fièvre jaune, le cancer et le typhus.
Il
ne faut pas oublier que les aliénés sont aussi nombreux que
tous les autres malades réunis. Nous sommes atteints aussi de maux
dus à des causes plus intangibles. Notre race perd le courage de
vivre. Dans les pays civilisés, la reproduction des individus les
meilleurs diminue de plus en plus. Il y a partout un sentiment d'inquiétude,
d'insécurité, de confusion. On dirait que l'homme ne s'est
pas adapté au monde qu'il a créé. Il se montre incapable
de le diriger. Car, pour dompter ce produit monstrueux de ses appétits
et de son intelligence, il lui faudrait une pensée beaucoup plus
pénétrante et une volonté plus ferme. La médecine
peut-elle nous aider dans notre lutte contre le désordre organique
et mental engendré par la civilisation moderne?
Pour sortir de ce désordre
nous devons d'abord acquérir la maîtrise de nous-mêmes
et de notre milieu. Et cette maîtrise ne peut nous être donnée
que par la connaissance des lois de notre vie. Une telle connaissance est
possible. Car la science embrasse tout ce qui est observable. Le spirituel
et l'intellectuel, aussi bien que l'organique. Elle étend sa juridiction
sur la totalité de l'individu. Pour s'élever à une
connaissance véritable de la personne humaine, la médecine
doit préciser et élargir ses conceptions. Mais il importe
qu'elle ne quitte pas la route de la science.
Les concepts scientifiques
et les concepts philosophiques sont deux choses différentes. Il
ne faut pas confondre entre elles les disciplines de l'esprit. Nous devons
rejeter les systèmes philosophiques et scientifiques, disait Claude
Bernard, comme on briserait les chaînes d'un esclavage intellectuel.
En tant que discipline scientifique, la médecine est indépendante
de toute doctrine. Elle n'a pas plus le droit d'être vitaliste que
mécaniste, matérialiste que spiritualiste. Il ne convient
pas davantage qu'elle suive Hippocrate ou Paracelse, Freud ou Mrs Eddy.
L'observation et l'expérience sont les seules sources de la connaissance.
Et la méthode scientifique poursuivie jusqu'au bout conduit nécessairement
à la vérité.
L'avenir de la médecine
est subordonné au concept de l'homme. Sa grandeur viendra de la
richesse de ce concept. Au lieu de limiter l'homme à quelques-uns
de ses aspects, elle doit l'embrasser dans son entier. En saisissant le
corps et l'esprit dans l'unité de leur réalité elle
s'élèvera au-dessus des abstractions que l'anatomie, la physiologie,
la pédagogie, la sociologie considèrent respectivement comme
équivalentes à l'individu.
En fait, l'homme n'est
ni plus ni moins que ce que l'observation nous révèle de
lui. Il nous apparaît comme un corps composé de tissus, d'organes
et d'humeurs. Ce corps manifeste certaines activités que nous divisons
arbitrairement en physiologiques et mentales. Par nécessité
méthodologique, nous distinguons dans les activités mentales,
des processus logiques ou intellectuels, et des processus non logiques,
tels que le sens moral, l'intuition ' le sens esthétique et le sens
mystique. Ces activités complexes se manifestent d'une façon
essentiellement simple.
L'homme est à
la fois complexité et, simplicité, unité et multiplicité.
Et cette unité, grâce à sa multiplicité sculpturale,
ne se rencontre jamais deux fois avec les mêmes caractères.
Chaque individu est une histoire qui n'est identique à aucune autre.
Il est un objet unique dans l'univers. Il fait cependant partie de cet
univers. Quoique non entièrement compris dans le continuum physique,
et capable de s'échapper par son esprit hors de l'espace et du temps'
il est inséparable de son milieu physique, chimique et psychologique.
Et, en dernière analyse, de ses institutions économiques
et sociales.
Ce concept repose uniquement
sur l'observation. Il ne contient aucune supposition ou doctrine. Il peut
donc servir de base à une vraie science de l'homme. Mais cette science
n'existe pas encore. Car nous ne nous sommes appliqués jusqu'à
présent qu'à l'acquisition de concepts fragmentaires. Notre
analyse a d'abord brisé la continuité de l'homme et du milieu
cosmique et social. Ensuite elle a séparé l'âme du
corps. Le corps a été divisé en organes, cellules
et liquides. Et au cours de cette dissection, l'esprit a disparu. C'est
ainsi que sont nées des sciences ayant chacune pour objet un aspect
séparé de l'homme. Nous les appelons sociologie, histoire,
pédagogie, physiologie, etc. Mais l'homme est beaucoup plus que
la somme de ces données analytiques. Il faut donc l'embrasser à
la fois dans ses parties et dans son ensemble. Car il réagit comme
unité et non comme multiplicité au milieu cosmique, économique
et psychologique. Et la solution des grands problèmes de la civilisation
dépend de la connaissance, non seulement des aspects de l'homme,
mais de l'homme tout entier, en tant qu'individu inséré dans
un groupe, une nation et une race. En un mot, d'une véritable science
de l'homme.
L'homme étant
à la fois multiple et simple, son étude doit être à
la fois analytique et synthétique, Elle demande, par conséquent,
l'emploi de plusieurs méthodes convergentes.
La première
méthode considère, dans l'individu, sa multiplicité.
Elle découpe dans le tout formé par ses activités
structurales, physiologiques et psychologiques des fragments plus ou moins
artificiels. Toutes nos institutions de recherches biologiques se sont
consacrées à cette analyse. La cytologie, la physiologie,
la pathologie, la génétique, la chimie biologique, édifient
peu à peu une connaissance qui est d'importance fondamentale. En
même temps la psychologie se développe comme une science indépendante.
Il existe même à Paris, un Institut consacré à
l'étude de la métapsychie. Mais l'analyse doit être
poussée plus loin encore. Il serait utile, par exemple, de fonder
une institution pour l'étude expérimentale du sens moral
et (du caractère. Une autre pour celle de l'activité esthétique
et de l'activité mystique. Une autre encore, pour appliquer les
techniques de la physiologie et de la physique à la recherche expérimentale
des phénomènes de clairvoyance et de télépathie.
La seconde méthode
a pour objet l'individu en tant qu'unité dans ses relations avec
le milieu cosmique, économique et social. Chaque individu est une
chose fluide dont la forme dépend du conflit de ses tendances héréditaires
avec certains facteurs physiques, chimiques et psychologiques. Il réagit
à ces facteurs d'après ses qualités ancestrales spécifiques,
c'est-à-dire d'après son type organique et mental.
La connaissance du
type auquel chacun appartient est donc utile à la direction de l'éducation,
de l'orientation professionnelle, et du mode de vie. Il faut donner plus
d'importance à la typologie humaine, comme l'a déjà
fait Nicolas Pende, en Italie. Et également à l'eugénisme
et au modelage de l'homme par les facteurs physiques, moraux, intellectuels,
esthétiques et religieux du milieu. Enfin à l'étude
de la détérioration mentale et de la criminalité.
Le problème
de la nutrition ne mérite-t-il pas d'être abordé de
façon plus compréhensive? Comment améliorer l'individu
par les moyens chimiques qui sont à notre disposition? Les relations
de la nutrition et du développement nerveux, intellectuel et moral
n'ont pas été suffisamment étudiées. On s'est
contenté généralement d'appliquer aux enfants les
résultats d'observations faites" sur des souris et des rats. En
outre nous connaissons mal les effets sur la valeur organique et spirituelle
des individus, de l'usine et du bureau, du changement dans la propriété
privée, de l'énorme accroissement des villes, des communications
rapides, des radios, des techniques modernes de la publicité et
de la propagande.
Nous ne savons pas
davantage comment agissent les écoles, les universités, les
modes de la vie moderne sur l'équilibre mental, le caractère,
la résistance nerveuse de la jeunesse et sur la propagation de la
race. Sans nul doute, ces institutions nouvelles sont indispensables à
l'étude de ces problèmes et de beaucoup d'autres, dont la
solution est aussi urgente.
La troisième
méthode diffère des précédentes parce qu'elle
est synthétique au lieu d'être analytique. Il est urgent de
souder ensemble les fragments de notre connaissance. Car ces fragments
isolés sont presque inutilisables. Nous savons que les spécialistes
de la physiologie, de la médecine, de la pédagogie, de la
sociologie ou de la religion, sont incapables de résoudre les problèmes
qui intéressent la personne humaine dans sa totalité.
Par exemple, un éducateur,
en tant qu'éducateur, n'est pas entièrement qualité
pour diriger l'éducation de l'enfant. Ou un économiste pour
diriger l'économie, de la nation. Car, ni la pédagogie, ni
l'économie politique, à elles seules ne donnent aux éducateurs
et aux économistes la connaissance de l'homme. L'homme considéré
par les spécialistes à travers leurs propres concepts n'est
pas l'homme complet. Nous devons avoir de l'individu et de son milieu une
vue beaucoup plus compréhensive. Mais cette intégration n'est
pas réalisable par le simple assemblage mécanique de morceaux
de connaissance.
Nous ne la réaliserons
pas non plus en plaçant des spécialistes autour d'une table
et en organisant un comité de synthèse. Une synthèse
ne consiste pas seulement à rapprocher des faits. Il ne suffit pas,
pour obtenir de l'eau de mettre en contact de l'oxygène et de l'hydrogène.
Il faut aussi, fournir à ce mélange de l'énergie.
D'une façon analogue, la synthèse demande d'abord la mise
en présence des faits dans la conscience individuelle et ensuite
la fusion de ces faits par un effort mental. De cet effort, très
peu d'hommessont capables. Car la civilisation
industrielle a commis la faute de former presque uniquement des spécialistes,
C'est-à-dire des individus qui n'excellent que dans un champ de
dimensions restreintes. Elle a étouffé les intelligences
capables de maîtriser simultanément plusieurs disciplines.
Ce sont cependant de tels esprits
qui seuls peuvent résoudre les problèmes fondamentaux de
la civilisation. Pour amalgamer les données de la biologie, de la
psychologie et de la sociologie, il est donc besoin d'un centre de pensée
synthétique d'une institution consacrée à l'intégration
des connaissances qu'on pourrait nommer Institut de l'Homme, ou de la Civilisation.
Cette institution doit
avoir comme tâche principale de définir les principes de la
formation physiologique et spirituelle de l'individu. Elle doit également
étudier les conditions sociales et mentales qui sont nécessaires
à la vie de chacun et à la propagation des meilleurs éléments
de la race. En même temps, elle a pour mission d'examiner les inventions
mécaniques, les doctrines philosophiques, le mode d'alimentation,
les méthodes d'éducation, les habitudes d'existence. la législation
sociale et économique etc.. au point de vue de leurs effets sur
l'individu considéré comme un tout organique et spirituel.
Enfin elle coordonne
les efforts des institutions qui se consacrent aujourd'hui à la
dissection des activités humaines. Ainsi grandira une connaissance
analytique et synthétique facilement applicable aux besoins actuels
des civilisés. Elle pourra fournir aux chefs de gouvernement et
aux directeurs des administrations s'occupant de la santé publique,
de l'éducation, du travail, etc.. les informations indispensables
à la construction de l'individu et de la nation.
Une telle connaissance
protégera l'individu à la fois contre les maladies organiques,
contre la détérioration mentale amenée par la civilisation
industrielle. En outre elle produira l'harmonie de ses activités
et fera de lui un bon élément de la société
et de la race. « S'il est possible de trouver quelque moyen qui rende
communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été
jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher,
» écrivait Descartes il y a trois cents ans. Aujourd'hui,
grâce à l'eugénisme et à une sage utilisation
des facteurs physiques, chimiques, physiologiques et mentaux qui agissent
sur la formation de l'individu, ce rêve est devenu réalisable.
La médecine peut aider l'épanouissement des tendances héréditaires
de chacun.
Dans le plasma germinatif
des races qui occupent l'Occident de l'Europe, il y a encore, d'immenses
potentialités. Ces races ont donné la preuve de leur force
créatrice. Leur génie est d'une prodigieuse diversité.
Il s'est exprimé par César, par Charlemagne et Napoléon.
Mais aussi par Dante, Ruysbrúck l'Admirable, Newton, Pasteur. Certes la
genèse des grands hommes est encore inconnue. Mais ne faut-il pas
chercher, dès à présent, à construire des individus
d'une plus haute stature intellectuelle et spirituelle? La conquête
de la santé ne suffit pas. C'est le progrès de la personne
humaine qu'il s'agit d'obtenir. Car la qualité de la vie est plus
importante que la vie elle-même.
Source : "Présences"
Plon Paris 1945
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