1 - Le concret et l'abstrait -
Savoir-faire et Savoir-dire
Tentez d'apprendre à un enfant
de nouer les lacets de ses chaussures en lui donnant une notice explicative
n'utilisant que des mots : "Prenez de la main droite une extrémité
du lacet et de la main gauche l'autre extrémité…" Il est
certain qu'il n'y parviendra pas. Par contre montrez-lui comment procéder,
demandez-lui d'imiter vos gestes, corrigez ses erreurs jusqu'à la
parfaite exécution du nœud et vous obtiendrez un résultat
certain.
Maintenant prenez un groupe d'enfants,
demandez-leur d'apprendre le texte explicatif par cœur. Les uns le feront
rapidement et sauront le répéter parfaitement. D'autres trébucheront
sur les mots et auront du mal à mémoriser le texte.
Apprendre par le texte ou par l'exemple
Parmi les mêmes enfants, réalisez
l'initiation par l'exemple et vous verrez que là aussi les résultats
seront variables, et que ceux qui mémorisent par l'exemple ne sont
pas ceux qui mémorisent le texte.
Vous verrez donc que des enfants
peuvent parfaitement mémoriser le texte sans jamais savoir faire
la chose et que d'autres sauront parfaitement nouer les lacets de leurs
chaussures sans retenir le texte explicatif.
Ainsi se distinguent le concret
et l'abstrait, le savoir-faire et le savoir-dire, la capacité d'apprendre
soit par l'exemple ou soit par le texte. C'est comme s'il y avait deux
êtres en nous, l'un en phase avec le concret et l'autre en phase
avec l'abstrait.
Paul Valéry
Paul Valéry a dit : "Le métier
des intellectuels est de remuer toutes choses sous leurs signes, noms ou
symboles sans le contrepoids des actes réels." Il ne distinguait
pas les intellectuels des manuels par l'usage ou non de l'intelligence
mais par la propension à n'utiliser que des mots, des chiffres,
des symboles (qui sont des abstractions). Au contraire il voyait dans les
"manuels" des individus préférant les actes réels,
le concret, le monde sensible des êtres vivants et des choses.
Les intellectuels ne l'entendent
pas ainsi, l'adjectif intellectuel signifiant : "Qui est du ressort de
l'intelligence", laquelle est : "la faculté de connaître et
de comprendre" ce qui nous distinguerait des animaux.
Hiérarchie des êtres
Sans le dire expressément
les intellectuels considèrent que les travaux manuels n'utilisent
pas l'intelligence mais les mains. L'enfant qui sait par cœur la manière
théorique de nouer des lacets de chaussure est intelligent mais
celui qui ne sait pas le dire mais seulement le faire n'est pas intelligent,
c'est seulement un débrouillard. Dans la hiérarchie des êtres
il est tout à fait en bas.
Intellectuels et manuels
Quand les intellectuels prétendent
qu'eux seuls ont la faculté de connaître et de comprendre,
ils devraient préciser connaître et comprendre théoriquement,
d'une manière abstraite, la connaissance et la compréhension
concrète n'étant pas pour eux du domaine de l'intelligence
mais du savoir-faire ce que possèdent en commun les animaux et les
"manuels".
Il n'existe pas d'êtres humains
uniquement doués pour le concret, purement "manuels" car alors ils
seraient comme des animaux. Ceux-ci sont en effet très capables
d'apprendre concrètement et d'améliorer leur savoir-faire
mais le monde de l'abstrait leur échappe.
Les hommes primitifs, qui étaient
très proches des animaux ont été capables de symboliser
des objets ou des êtres vivants pour communiquer. L'homme, animal
grégaire avait besoin de faire savoir aux autres membres du groupe
ce qu'il avait vu et qui pouvait être utile à la vie ou à
la survie de tous (gisement de nourriture, prédateurs).
Il n'existe pas non plus de purs
intellectuels incapables du moindre savoir-faire car pour vivre il faut
bien se comporter, se nourrir, s'habiller, se déplacer et faire
mille choses indispensables à notre vie matérielle.
Il existe donc un dosage variable
entre les capacités concrètes et abstraites. Les hommes qui
ont le plus marqué l'histoire de l'humanité présentaient
un bon équilibre de leur faculté de comprendre les êtres,
les choses mais aussi d'en abstraire des principes.
Instruire et éduquer
Cet ouvrage ayant pour but de comprendre
comment on peut instruire et éduquer, cette réflexion sur
le concret et l'abstrait a une grande importance. Avant l'invention de
l'imprimerie qui a permis de véhiculer sur une très grande
échelle le côté abstrait de nos connaissances, la France
et l'Europe ne savaient ni lire ni écrire sauf le très petit
nombre de lettrés, les scribes et les Pharisiens des évangiles,
qui étaient presque tous dans la hiérarchie religieuse.
Moyen-Age
La France du Moyen Âge avait
probablement entre dix et vingt millions d'habitants et au maximum cent
mille lettrés soit 1 %. Le reste de la population était illettré,
c'est-à-dire ne sachant ni lire ni écrire. A quoi leur aurait-il
servi de savoir lire puisque en dehors des très rares et très
coûteux manuscrits généralement religieux il n'y avait
rien.
Le très grand empereur Charlemagne
qui régna sur la partie la plus évoluée de l'Europe,
le saint Empire romain-germanique aurait aimé savoir écrire
mais il était inapte et ses professeurs durent renoncer. Lorsque
ses lettrés rédigeaient lois et traités sur ses ordres,
il les signait d'une croix comme un illettré absolu de nos jours.
Je regrette de démolir ainsi une idée reçue le présentant
comme un grand animateur de la culture. C'est vrai qu'il favorisa les ateliers
d'art mais, de son temps, l'art n'était qu'une des facettes de l'artisanat,
lequel était très concret et pratiqué par des illettrés.
Une ère d'obscurantisme?
Le Moyen Âge revu par les
intellectuels c'est avant tout l'obscurantisme si bien que parler de l'obscurantisme
moyenâgeux est devenu une expression utilisée à tout
bout de champ. Un auditeur s'exprimant sur un poste de radio et s'indignant
des agressions des chauffeurs de bus disait : "C'est un retour au Moyen
Âge !"
Ainsi le Moyen Âge aurait
été une époque ou entre les épidémies
et les famines, les habitants ne cessaient de s'entre-tuer. Lorsqu'ils
avaient quelques minutes de répit ils se dépêchaient
de construire une cathédrale, histoire de passer le temps.
Si au Moyen Âge seulement
un pour cent de la population avait une activité intellectuelle
non productive de biens de consommation ce ne fut pas pour cause d'obscurantisme
mais par nécessité. Or nécessité fait loi.
Les besoins essentiels
En effet quelle que soit l'époque
de l'histoire de l'humanité et quel qu'en soit le lieu, les êtres
humains ont toujours eu besoin de se nourrir, de dormir, de se vêtir,
de se protéger des intempéries. Même les intellectuels
les plus détachés des biens matériels ne peuvent se
contenter de nourritures spirituelles. Or au Moyen Âge les moyens
de production de la nourriture étaient encore primitifs. Il était
indispensable que 90 % au moins de la population travaille à se
nourrir et à nourrir les 10 % non-paysans dont 9 % d'artisans qui
travaillaient principalement à produire des instruments utiles aux
paysans. Un pour cent de lettrés non productifs, c'était
le maximum possible.
Dans les sociétés
africaines primitives, avant l'intrusion des Blancs il n'existait qu'un
intellectuel, le sorcier qui dialoguait avec les dieux et intercédait
en faveur de la population en échange de produits de consommation.
Les moyens de production
C'est donc à mesure que les
moyens de productions s'améliorent qu'il est possible d'augmenter
les activités intellectuelles non productives ou peu productives.
De nos jours 3 % de paysans plus autant de personnes travaillant à
produire industriellement des instruments aratoires, des engrais et des
pesticides cela fait 6 % de la population pour nourrir largement 91 % de
ceux qui ni de près ni de loin ne participent à cette production.
Ce qui a changé
Le pourcentage d'individus plus
doués pour le concret et de ceux plus doués pour l'abstrait
reste probablement le même quelle que soit l'époque. Ce qui
a changé c'est que l'enseignement par l'exemple des connaissances
concrètes, du savoir-faire, pratiqué à l'exclusion
de tout autre par les paysans et les artisans a disparu. Pour les garçons
comme pour les filles, le travail manuel est considéré comme
frustrant, car vil et dégradant, alors que le travail intellectuel
est honoré et donc gratifiant.
Ce changement s'est fait peu à
peu, rendu possible par l'amélioration de la productivité,
permettant aux intellectuels de consommer sans produire. Ceux-ci ont été
aidés par l'invention de l'imprimerie (œuvre des "manuels") qui
les a dotés d'un formidable moyen de communication beaucoup plus
facile à utiliser et moins coûteux que l'apprentissage par
l'exemple.
Importance des inventions : l'imprimerie
Dès 1993, j'expliquais dans
mon ouvrage "Les Mirages du progrès", l'importance des inventions
(par définition imprévisibles) dans l'évolution de
la société. J'avais donné en exemple l'invention de
l'imprimerie permettant aux écrivains d'avoir une audience considérable.
De même les inventions permettant une diffusion bon marché
de la musique populaire ont projeté au premier plan chanteurs et
orchestres. Sans ces inventions, ils ne seraient rien.
Henri Caillavet, du Comité
national d'éthique, écrit fin 1998 au sujet de l'invention
de l'imprimerie : "Souvenons-nous que c'est grâce à cette
découverte, au XVe siècle, que les connaissances d'alors
ont enfin quitté le cercle étroit des érudits, des
cénacles, des abbayes, des cloîtres, des cours impériales
ou royales.
Les copistes, descendant des scribes
de l'Antiquité, abandonnèrent peu à peu l'art de l'enluminure
et celui de la calligraphie des ouvrages essentiellement sacrés
ou philosophiques… La multiplication des informations ont en effet d'importantes
conséquences sur l'évolution des esprits, des mœurs et indirectement
sur l'ensemble des structures politiques. Sans forcer le trait, j'écrirai
que la république, que la démocratie sont, peu ou prou, les
filles de l'imprimerie !"
Découverte ou invention ?
Remarquons en passant qu'Henri Caillavet
commet une erreur, fréquente d'ailleurs, en parlant de découverte
de l'imprimerie alors qu'il s'agit d'une invention. On ne découvre
que ce qui existe. Christophe Colomb a découvert l'Amérique
en utilisant des vaisseaux qui, avec leurs instruments de bord; étaient
la concrétisation de quantités d'inventions.
Le XVIIIe siècle fut l'époque
charnière appelée par nos intellectuels le "Siècle
des lumières", celui où la société française
est enfin sortie de l'obscurantisme moyenâgeux pour accéder
à la connaissance abstraite, véritable soleil pour les êtres
humains.
Le théorique et l'abstrait
remplacent le concret
C'est ainsi que les grands intellectuels
du XVIIIe siècle pensèrent pouvoir transformer l'enseignement
concret par l'exemple en enseignement abstrait et théorique. Fini
d'apprendre aux enfants à nouer leurs lacets de chaussure par l'exemple,
l'explication théorique à l'aide de mots devant être
suffisante.
Sous la direction de Diderot fut
rédigée l'Encyclopédie ou "Dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers" qui instituait la prééminence
des connaissances abstraites sur le savoir-faire, des mots sur les choses,
de l'idéologie sur le comportement !
L'école laïque, obligatoire
et gratuite
Ce changement ne se fait pas en
un jour et c'est un siècle après la Révolution de
1789 que Jules Ferry décréta la nécessité de
la culture générale pour tous, en instituant l'école
laïque, obligatoire et gratuite.
Cette école obligatoire privilégia
d'emblée l'enseignement des connaissances abstraites. Le savoir-faire
professionnel et le savoir-vivre social étaient progressivement
mis à l'écart comme si cela appartenait à un autre
monde peu digne d'intérêt.
Or la majorité des enfants
gardait une préférence pour cet enseignement concret par
l'exemple. L'apprentissage professionnel n'étant plus reconnu et
de nos jours les parents n'ayant plus le temps d'enseigner à leurs
enfants le savoir-vivre, l'apprentissage du comportement allait échoir
au groupe de copains dont les dominants n'étaient pas toujours exemplaires.
Nos ancêtres vivaient dans
le concret
J'ai tenté dans ce chapitre
de montrer comment la population française, en dehors du petit monde
des intellectuels, religieux et philosophes, vivait autrefois jusqu'au
XVIIIe siècle uniquement dans le concret, jugeant les individus
sur leur comportement et sur ce qu'ils produisaient.
Tous ne portaient de jugement que
sur ce qu'ils voyaient, sentaient, entendaient, touchaient, goûtaient.
Entre ce monde sensible et eux aucun média ne pouvait déformer
ou censurer la réalité.
Les "Fables de La Fontaine" n'avaient
d'autre but que d'expliquer le comportement des êtres humains en
différentes circonstances et de tenter d'en tirer une morale utile
pour tous.
Ne sachant ni lire ni écrire
et n'ayant d'ailleurs rien à lire cette population manuelle ne pouvait
s'exprimer que par des réalisations concrètes librement conçues
et exécutées. C'est pourquoi la diversité ne pouvait
être que la règle, chacun exécutant selon sa propre
inspiration et s'efforçant d'ajouter une touche artistique à
toute réalisation fonctionnelle.
A cette époque instruire
consistait à former l'intelligence de l'apprenant et à lui
faire mémoriser des connaissances abstraites. C'était le
rôle des précepteurs qui étaient le plus souvent des
intellectuels ayant produit des œuvres littéraires.
L'apprentissage était la
règle
Un maître, un élève,
c'était évidemment l'idéal.
Éduquer consistait à
former le comportement professionnel et social, le savoir-faire et le savoir-vivre.
L'apprentissage était la
règle pour tous les métiers manuels soit pour la presque
totalité de la population et son principe était de montrer
et de faire-faire aussitôt. "C'est en forgeant qu'on devient forgeron"
disait-on. On ne jugeait pas les capacités professionnelles sur
des connaissances théoriques reconnues par un diplôme comme
de nos jours mais uniquement sur le savoir-faire contrôlé.
"C'est au pied du mur qu'on juge le maçon."
L'apprentissage n'existait pas que
dans les métiers manuels mais aussi dans les professions intellectuelles
comme celle de notaire où c'est "sur le tas" que se faisait la formation.
Le savoir-vivre
Le savoir-vivre s'apprenait également
par l'exemple et la pratique. De nos jours il n'est plus enseigné,
remplacé par des cours d'éducation civique où l'on
apprend par cœur la "Déclaration des droits de l'homme" et comment
par le dialogue et la raison on résout tous les conflits.
Après cela on s'étonne
que des élèves qui savent par cœur toutes les règles
du civisme se comportent d'une manière si contraire à son
application concrète.
Le savoir-vivre comme le savoir-faire
s'apprend par l'exemple que donne son initiateur or cet exemple et la pratique
qui doit suivre où sont-ils ?
Evolution de la société
vers l'intellectualisme
Molière avait déjà
noté cette évolution de la société française
vers l'intellectualisme.
Dans le "Bourgeois gentilhomme"
il se moque de monsieur Jourdain qui croit pouvoir changer de classe sociale
en singeant les manières des gentilshommes mais aussi en acquérant
des connaissances intellectuelles avec un professeur de français
et un de philosophie, lesquels sont plutôt ridiculisés.
Le "philosophe" a un comportement
diamétralement opposé à celui qu'il enseigne. Sa nature
profonde reprend le dessus se montrant plus forte que le comportement exemplaire
qu'il enseigne.
Dans les "Femmes savantes", Molière
est plus précis. Il peint des femmes qui refusent de s'occuper des
tâches dégradantes du ménage pour s'enrichir l'esprit
de connaissances intellectuelles.
Molière, qui avait dû
affronter toute sa vie des difficultés matérielles et su
les surmonter pour réaliser son œuvre, avait conscience que l'esprit
vit dans un corps dont les besoins sont prioritaires. On ne peut vivre
hélas d'amour et d'eau fraîche.
Conclusion
Pour bien fixer les choses, disons
que chaque être humain a un comportement qui est du domaine du concret
et qui peut s'éduquer. Il a également une intelligence qui
peut mémoriser des connaissances abstraites.
Le savoir-vivre était autrefois
enseigné par la famille selon les principes du dressage. Il était
également formé par la religion qui avait défini un
comportement idéal et les sept péchés capitaux précisaient
tous les dérapages qu'il fallait éviter. Un bon comportement
était récompensé par le paradis et un mauvais puni
par l'enfer.
Le savoir-faire professionnel était
enseigné par les professionnels eux-mêmes sans l'intermédiaire
de professeurs.
Chez ce peuple de paysans et d'artisans,
qui ne savait ni lire ni écrire, les mots définissaient des
choses bien concrètes sans aucune ambiguïté !
Alors que langues et patois étaient
multiples, pour bien des métiers le dessin, le plan représentaient
un moyen de communication universel.
Les personnes pouvant avoir une
activité purement intellectuelle étaient peu nombreuses car
le surplus de biens de consommation leur permettant de vivre sans produire
était très faible.
Ces activités intellectuelles
gravitaient autour de la religion.
Grâce à de multiples
inventions permettant d'accroître considérablement la production
de biens de consommation, l'abondance allait permettre aux activités
non liées à leur production de s'épanouir, notamment
les activités intellectuelles.
Naissance d'une idéologie
dominante
C'est alors que naquit l'idée
que l'esprit commandait le corps et qu'en s'adressant uniquement à
l'intelligence, on pouvait éduquer le comportement. Le principe
selon lequel on éduquait par l'exemple et par des punitions et des
récompenses concrètes fut abandonné.
L'éducation civique donnée
à l'École et faisant appel à la raison devait suffire
à donner à tous un comportement fait de tolérance,
de renoncement à la violence, de charité, de solidarité,
de fraternité.
Ainsi naquit une idéologie
qui devint dominante dont les valeurs prenaient le contre-pied de celles
sur lesquelles avait été édifiée la société
existant jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
Maxime Laguerre
Aves-vous lu Maxime Laguerre
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L'Ordre Naturel
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