Maxime Laguerre
Un autre regard sur l'Education 1
 


 
1 - Le concret et l'abstrait -
Savoir-faire et Savoir-dire


Tentez d'apprendre à un enfant de nouer les lacets de ses chaussures en lui donnant une notice explicative n'utilisant que des mots : "Prenez de la main droite une extrémité du lacet et de la main gauche l'autre extrémité…" Il est certain qu'il n'y parviendra pas. Par contre montrez-lui comment procéder, demandez-lui d'imiter vos gestes, corrigez ses erreurs jusqu'à la parfaite exécution du nœud et vous obtiendrez un résultat certain.
Maintenant prenez un groupe d'enfants, demandez-leur d'apprendre le texte explicatif par cœur. Les uns le feront rapidement et sauront le répéter parfaitement. D'autres trébucheront sur les mots et auront du mal à mémoriser le texte.

Apprendre par le texte ou par l'exemple

Parmi les mêmes enfants, réalisez l'initiation par l'exemple et vous verrez que là aussi les résultats seront variables, et que ceux qui mémorisent par l'exemple ne sont pas ceux qui mémorisent le texte.
Vous verrez donc que des enfants peuvent parfaitement mémoriser le texte sans jamais savoir faire la chose et que d'autres sauront parfaitement nouer les lacets de leurs chaussures sans retenir le texte explicatif.
Ainsi se distinguent le concret et l'abstrait, le savoir-faire et le savoir-dire, la capacité d'apprendre soit par l'exemple ou soit par le texte. C'est comme s'il y avait deux êtres en nous, l'un en phase avec le concret et l'autre en phase avec l'abstrait.

Paul Valéry

Paul Valéry a dit : "Le métier des intellectuels est de remuer toutes choses sous leurs signes, noms ou symboles sans le contrepoids des actes réels." Il ne distinguait pas les intellectuels des manuels par l'usage ou non de l'intelligence mais par la propension à n'utiliser que des mots, des chiffres, des symboles (qui sont des abstractions). Au contraire il voyait dans les "manuels" des individus préférant les actes réels, le concret, le monde sensible des êtres vivants et des choses.
Les intellectuels ne l'entendent pas ainsi, l'adjectif intellectuel signifiant : "Qui est du ressort de l'intelligence", laquelle est : "la faculté de connaître et de comprendre" ce qui nous distinguerait des animaux.

Hiérarchie des êtres

Sans le dire expressément les intellectuels considèrent que les travaux manuels n'utilisent pas l'intelligence mais les mains. L'enfant qui sait par cœur la manière théorique de nouer des lacets de chaussure est intelligent mais celui qui ne sait pas le dire mais seulement le faire n'est pas intelligent, c'est seulement un débrouillard. Dans la hiérarchie des êtres il est tout à fait en bas.

Intellectuels et manuels

Quand les intellectuels prétendent qu'eux seuls ont la faculté de connaître et de comprendre, ils devraient préciser connaître et comprendre théoriquement, d'une manière abstraite, la connaissance et la compréhension concrète n'étant pas pour eux du domaine de l'intelligence mais du savoir-faire ce que possèdent en commun les animaux et les "manuels".
Il n'existe pas d'êtres humains uniquement doués pour le concret, purement "manuels" car alors ils seraient comme des animaux. Ceux-ci sont en effet très capables d'apprendre concrètement et d'améliorer leur savoir-faire mais le monde de l'abstrait leur échappe.
Les hommes primitifs, qui étaient très proches des animaux ont été capables de symboliser des objets ou des êtres vivants pour communiquer. L'homme, animal grégaire avait besoin de faire savoir aux autres membres du groupe ce qu'il avait vu et qui pouvait être utile à la vie ou à la survie de tous (gisement de nourriture, prédateurs).
Il n'existe pas non plus de purs intellectuels incapables du moindre savoir-faire car pour vivre il faut bien se comporter, se nourrir, s'habiller, se déplacer et faire mille choses indispensables à notre vie matérielle.
Il existe donc un dosage variable entre les capacités concrètes et abstraites. Les hommes qui ont le plus marqué l'histoire de l'humanité présentaient un bon équilibre de leur faculté de comprendre les êtres, les choses mais aussi d'en abstraire des principes.

Instruire et éduquer

Cet ouvrage ayant pour but de comprendre comment on peut instruire et éduquer, cette réflexion sur le concret et l'abstrait a une grande importance. Avant l'invention de l'imprimerie qui a permis de véhiculer sur une très grande échelle le côté abstrait de nos connaissances, la France et l'Europe ne savaient ni lire ni écrire sauf le très petit nombre de lettrés, les scribes et les Pharisiens des évangiles, qui étaient presque tous dans la hiérarchie religieuse.

Moyen-Age

La France du Moyen Âge avait probablement entre dix et vingt millions d'habitants et au maximum cent mille lettrés soit 1 %. Le reste de la population était illettré, c'est-à-dire ne sachant ni lire ni écrire. A quoi leur aurait-il servi de savoir lire puisque en dehors des très rares et très coûteux manuscrits généralement religieux il n'y avait rien.
Le très grand empereur Charlemagne qui régna sur la partie la plus évoluée de l'Europe, le saint Empire romain-germanique aurait aimé savoir écrire mais il était inapte et ses professeurs durent renoncer. Lorsque ses lettrés rédigeaient lois et traités sur ses ordres, il les signait d'une croix comme un illettré absolu de nos jours. Je regrette de démolir ainsi une idée reçue le présentant comme un grand animateur de la culture. C'est vrai qu'il favorisa les ateliers d'art mais, de son temps, l'art n'était qu'une des facettes de l'artisanat, lequel était très concret et pratiqué par des illettrés.

Une ère d'obscurantisme?

Le Moyen Âge revu par les intellectuels c'est avant tout l'obscurantisme si bien que parler de l'obscurantisme moyenâgeux est devenu une expression utilisée à tout bout de champ. Un auditeur s'exprimant sur un poste de radio et s'indignant des agressions des chauffeurs de bus disait : "C'est un retour au Moyen Âge !"
Ainsi le Moyen Âge aurait été une époque ou entre les épidémies et les famines, les habitants ne cessaient de s'entre-tuer. Lorsqu'ils avaient quelques minutes de répit ils se dépêchaient de construire une cathédrale, histoire de passer le temps.
Si au Moyen Âge seulement un pour cent de la population avait une activité intellectuelle non productive de biens de consommation ce ne fut pas pour cause d'obscurantisme mais par nécessité. Or nécessité fait loi.

Les besoins essentiels

En effet quelle que soit l'époque de l'histoire de l'humanité et quel qu'en soit le lieu, les êtres humains ont toujours eu besoin de se nourrir, de dormir, de se vêtir, de se protéger des intempéries. Même les intellectuels les plus détachés des biens matériels ne peuvent se contenter de nourritures spirituelles. Or au Moyen Âge les moyens de production de la nourriture étaient encore primitifs. Il était indispensable que 90 % au moins de la population travaille à se nourrir et à nourrir les 10 % non-paysans dont 9 % d'artisans qui travaillaient principalement à produire des instruments utiles aux paysans. Un pour cent de lettrés non productifs, c'était le maximum possible.
Dans les sociétés africaines primitives, avant l'intrusion des Blancs il n'existait qu'un intellectuel, le sorcier qui dialoguait avec les dieux et intercédait en faveur de la population en échange de produits de consommation.

Les moyens de production

C'est donc à mesure que les moyens de productions s'améliorent qu'il est possible d'augmenter les activités intellectuelles non productives ou peu productives. De nos jours 3 % de paysans plus autant de personnes travaillant à produire industriellement des instruments aratoires, des engrais et des pesticides cela fait 6 % de la population pour nourrir largement 91 % de ceux qui ni de près ni de loin ne participent à cette production.

Ce qui a changé

Le pourcentage d'individus plus doués pour le concret et de ceux plus doués pour l'abstrait reste probablement le même quelle que soit l'époque. Ce qui a changé c'est que l'enseignement par l'exemple des connaissances concrètes, du savoir-faire, pratiqué à l'exclusion de tout autre par les paysans et les artisans a disparu. Pour les garçons comme pour les filles, le travail manuel est considéré comme frustrant, car vil et dégradant, alors que le travail intellectuel est honoré et donc gratifiant.
Ce changement s'est fait peu à peu, rendu possible par l'amélioration de la productivité, permettant aux intellectuels de consommer sans produire. Ceux-ci ont été aidés par l'invention de l'imprimerie (œuvre des "manuels") qui les a dotés d'un formidable moyen de communication beaucoup plus facile à utiliser et moins coûteux que l'apprentissage par l'exemple.

Importance des inventions : l'imprimerie

Dès 1993, j'expliquais dans mon ouvrage "Les Mirages du progrès", l'importance des inventions (par définition imprévisibles) dans l'évolution de la société. J'avais donné en exemple l'invention de l'imprimerie permettant aux écrivains d'avoir une audience considérable. De même les inventions permettant une diffusion bon marché de la musique populaire ont projeté au premier plan chanteurs et orchestres. Sans ces inventions, ils ne seraient rien.
Henri Caillavet, du Comité national d'éthique, écrit fin 1998 au sujet de l'invention de l'imprimerie : "Souvenons-nous que c'est grâce à cette découverte, au XVe siècle, que les connaissances d'alors ont enfin quitté le cercle étroit des érudits, des cénacles, des abbayes, des cloîtres, des cours impériales ou royales.
Les copistes, descendant des scribes de l'Antiquité, abandonnèrent peu à peu l'art de l'enluminure et celui de la calligraphie des ouvrages essentiellement sacrés ou philosophiques… La multiplication des informations ont en effet d'importantes conséquences sur l'évolution des esprits, des mœurs et indirectement sur l'ensemble des structures politiques. Sans forcer le trait, j'écrirai que la république, que la démocratie sont, peu ou prou, les filles de l'imprimerie !"

Découverte ou invention ?

Remarquons en passant qu'Henri Caillavet commet une erreur, fréquente d'ailleurs, en parlant de découverte de l'imprimerie alors qu'il s'agit d'une invention. On ne découvre que ce qui existe. Christophe Colomb a découvert l'Amérique en utilisant des vaisseaux qui, avec leurs instruments de bord; étaient la concrétisation de quantités d'inventions.
Le XVIIIe siècle fut l'époque charnière appelée par nos intellectuels le "Siècle des lumières", celui où la société française est enfin sortie de l'obscurantisme moyenâgeux pour accéder à la connaissance abstraite, véritable soleil pour les êtres humains.

Le théorique et l'abstrait remplacent le concret

C'est ainsi que les grands intellectuels du XVIIIe siècle pensèrent pouvoir transformer l'enseignement concret par l'exemple en enseignement abstrait et théorique. Fini d'apprendre aux enfants à nouer leurs lacets de chaussure par l'exemple, l'explication théorique à l'aide de mots devant être suffisante.
Sous la direction de Diderot fut rédigée l'Encyclopédie ou "Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers" qui instituait la prééminence des connaissances abstraites sur le savoir-faire, des mots sur les choses, de l'idéologie sur le comportement !

L'école laïque, obligatoire et gratuite

Ce changement ne se fait pas en un jour et c'est un siècle après la Révolution de 1789 que Jules Ferry décréta la nécessité de la culture générale pour tous, en instituant l'école laïque, obligatoire et gratuite.
Cette école obligatoire privilégia d'emblée l'enseignement des connaissances abstraites. Le savoir-faire professionnel et le savoir-vivre social étaient progressivement mis à l'écart comme si cela appartenait à un autre monde peu digne d'intérêt.
Or la majorité des enfants gardait une préférence pour cet enseignement concret par l'exemple. L'apprentissage professionnel n'étant plus reconnu et de nos jours les parents n'ayant plus le temps d'enseigner à leurs enfants le savoir-vivre, l'apprentissage du comportement allait échoir au groupe de copains dont les dominants n'étaient pas toujours exemplaires.

Nos ancêtres vivaient dans le concret

J'ai tenté dans ce chapitre de montrer comment la population française, en dehors du petit monde des intellectuels, religieux et philosophes, vivait autrefois jusqu'au XVIIIe siècle uniquement dans le concret, jugeant les individus sur leur comportement et sur ce qu'ils produisaient.
Tous ne portaient de jugement que sur ce qu'ils voyaient, sentaient, entendaient, touchaient, goûtaient. Entre ce monde sensible et eux aucun média ne pouvait déformer ou censurer la réalité.
Les "Fables de La Fontaine" n'avaient d'autre but que d'expliquer le comportement des êtres humains en différentes circonstances et de tenter d'en tirer une morale utile pour tous.
Ne sachant ni lire ni écrire et n'ayant d'ailleurs rien à lire cette population manuelle ne pouvait s'exprimer que par des réalisations concrètes librement conçues et exécutées. C'est pourquoi la diversité ne pouvait être que la règle, chacun exécutant selon sa propre inspiration et s'efforçant d'ajouter une touche artistique à toute réalisation fonctionnelle.
A cette époque instruire consistait à former l'intelligence de l'apprenant et à lui faire mémoriser des connaissances abstraites. C'était le rôle des précepteurs qui étaient le plus souvent des intellectuels ayant produit des œuvres littéraires.

L'apprentissage était la règle

Un maître, un élève, c'était évidemment l'idéal.
Éduquer consistait à former le comportement professionnel et social, le savoir-faire et le savoir-vivre.
L'apprentissage était la règle pour tous les métiers manuels soit pour la presque totalité de la population et son principe était de montrer et de faire-faire aussitôt. "C'est en forgeant qu'on devient forgeron" disait-on. On ne jugeait pas les capacités professionnelles sur des connaissances théoriques reconnues par un diplôme comme de nos jours mais uniquement sur le savoir-faire contrôlé. "C'est au pied du mur qu'on juge le maçon."
L'apprentissage n'existait pas que dans les métiers manuels mais aussi dans les professions intellectuelles comme celle de notaire où c'est "sur le tas" que se faisait la formation.

Le savoir-vivre

Le savoir-vivre s'apprenait également par l'exemple et la pratique. De nos jours il n'est plus enseigné, remplacé par des cours d'éducation civique où l'on apprend par cœur la "Déclaration des droits de l'homme" et comment par le dialogue et la raison on résout tous les conflits.
Après cela on s'étonne que des élèves qui savent par cœur toutes les règles du civisme se comportent d'une manière si contraire à son application concrète.
Le savoir-vivre comme le savoir-faire s'apprend par l'exemple que donne son initiateur or cet exemple et la pratique qui doit suivre où sont-ils ?

Evolution de la société vers l'intellectualisme

Molière avait déjà noté cette évolution de la société française vers l'intellectualisme.
Dans le "Bourgeois gentilhomme" il se moque de monsieur Jourdain qui croit pouvoir changer de classe sociale en singeant les manières des gentilshommes mais aussi en acquérant des connaissances intellectuelles avec un professeur de français et un de philosophie, lesquels sont plutôt ridiculisés.
Le "philosophe" a un comportement diamétralement opposé à celui qu'il enseigne. Sa nature profonde reprend le dessus se montrant plus forte que le comportement exemplaire qu'il enseigne.
Dans les "Femmes savantes", Molière est plus précis. Il peint des femmes qui refusent de s'occuper des tâches dégradantes du ménage pour s'enrichir l'esprit de connaissances intellectuelles.
Molière, qui avait dû affronter toute sa vie des difficultés matérielles et su les surmonter pour réaliser son œuvre, avait conscience que l'esprit vit dans un corps dont les besoins sont prioritaires. On ne peut vivre hélas d'amour et d'eau fraîche.

Conclusion

Pour bien fixer les choses, disons que chaque être humain a un comportement qui est du domaine du concret et qui peut s'éduquer. Il a également une intelligence qui peut mémoriser des connaissances abstraites.
Le savoir-vivre était autrefois enseigné par la famille selon les principes du dressage. Il était également formé par la religion qui avait défini un comportement idéal et les sept péchés capitaux précisaient tous les dérapages qu'il fallait éviter. Un bon comportement était récompensé par le paradis et un mauvais puni par l'enfer.
Le savoir-faire professionnel était enseigné par les professionnels eux-mêmes sans l'intermédiaire de professeurs.
Chez ce peuple de paysans et d'artisans, qui ne savait ni lire ni écrire, les mots définissaient des choses bien concrètes sans aucune ambiguïté !
Alors que langues et patois étaient multiples, pour bien des métiers le dessin, le plan représentaient un moyen de communication universel.
Les personnes pouvant avoir une activité purement intellectuelle étaient peu nombreuses car le surplus de biens de consommation leur permettant de vivre sans produire était très faible.
Ces activités intellectuelles gravitaient autour de la religion.
Grâce à de multiples inventions permettant d'accroître considérablement la production de biens de consommation, l'abondance allait permettre aux activités non liées à leur production de s'épanouir, notamment les activités intellectuelles.

Naissance d'une idéologie dominante

C'est alors que naquit l'idée que l'esprit commandait le corps et qu'en s'adressant uniquement à l'intelligence, on pouvait éduquer le comportement. Le principe selon lequel on éduquait par l'exemple et par des punitions et des récompenses concrètes fut abandonné.
L'éducation civique donnée à l'École et faisant appel à la raison devait suffire à donner à tous un comportement fait de tolérance, de renoncement à la violence, de charité, de solidarité, de fraternité.
Ainsi naquit une idéologie qui devint dominante dont les valeurs prenaient le contre-pied de celles sur lesquelles avait été édifiée la société existant jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
Maxime Laguerre

 
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