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Alexis Carrel
Difficultés de la conduite rationnelle
 

Alexis Carrel
Il s'agit à présent pour chacun de mettre en pratique dans son existence quotidienne, les règles de sa conduite ; de se soumettre à une discipline librement acceptée, mais stricte. Nous, hommes modernes, sommes-nous capables de cet effort? Aurons-nous l'intelligence et l'énergie d'abandonner les habitudes qui nous sont agréables et commodes?
Certes, nous comprenons que la réussite de la vie exige l'obéissance aux lois de notre nature.
C'est le mépris de ces lois qui a causé notre malheur; seule la rationalisation de la conduite peut nous sauver. Mais se conduire rationnellement, dans le milieu matériel et mental créé par la société  moderne, demande un véritable héroïsme.
« L'humanité est devenue maîtresse de sa destinée. Mais sera-t-elle capable d'utiliser à son profit la force illimitée de la science? Pour grandir de nouveau, elle est obligée de se refaire. Et elle ne peut se refaire sans douleur. Car elle est à la fois le marbre et le sculpteur. C'est de sa propre substance qu'elle doit, à grands coups de marteau faire jaillir les éclats afin de son vrai visage. »
Pouvons-nous encore faire cet effort? Aurons-nous l'intelligence et la force de sortir des habitudes où nous sommes enlisés? Nous aimons le laisser-aller. Toute contrainte est pour nous une souffrance. Nous n'avons eu ni la sagesse, ni le courage de nous soumettre à des règles.

Il en a toujours été ainsi

Il en a été de même à la fin de toutes les civilisations. Quand l'homme se libère par son intelligence et ses inventions des nécessités de la vie primitive, il ne songe pas à remplacer par d'autres disciplines celles que lui imposait la nature. Dans la Grèce antique, et à Rome, par exemple, l'ascèse stoïcienne ne fut pratiquée que par une faible partie de la population. Les disciples de Zénon, d'Épictète, de Marc-Aurèle, restèrent toujours peu nombreux.

La morale chrétienne

Malgré sa sévérité, la morale chrétienne eut, il est vrai, un prodigieux succès; c'est elle qui donna à la civilisation d'Occident sa structure particulière, son oeuvre fut puissante; néanmoins elle ne résista pas à la formation des conditions physiques de l'existence et du climat mental amené par les progrès de la science et de la technologie. Dès que la rébellion devient matériellement possible, l'homme s'élève contre toute discipline.

Les plus durs obstacles

C'est de nous-mêmes que surgissent les plus durs obstacles à la mise en pratique des règles de la conduite.
L'homme ne comprend qu'avec une extrême difficulté les choses que, au fond de son coeur, il désire ne pas comprendre. Il ferme instinctivement les avenues de son intelligence aux faits dont la connaissance l'obligerait à abandonner ce qui lui plaît. Il refuse d'admettre, par exemple, qu'il est dangereux de se gorger de vin ou de cidre, de fumer continuellement, d'abuser du café, de mentir, de dénigrer son voisin, de le calomnier, de se rendre haïssable aux autres par son égoïsme et sa grossièreté.

Des besoins artificiels

C'est un des pires dérèglements de l'esprit de chercher exclusivement en nous- mêmes et dans les choses les aspects qui nous plaisent.
De confondre les besoins artificiels créés par le milieu avec les besoins fondamentaux de notre nature, de poursuivre l'avantage immédiat et illusoire, au lieu de l'avantage éloigné et réel.
Nous ne voulons pas nous voir tels que nous sommes; la vanité et la satisfaction, de nous-mêmes nous aveuglent. Il n'y a nul besoin, semble-t-il, de nous discipliner et de modifier nos façons d'agir.
<A la vérité, on n'évite pas le travail, on ne gagne pas d'argent et on n'obtient pas le confort sans s'imposer certaines règles de conduite.

L'homme moderne

Mais l'homme moderne comprend mieux la nécessité d'une contrainte dans le but de satisfaire sa vanité ou ses passions, que s'il s'agit d'acquérir la santé, l'intelligence ou la bonté.
Tel qui se soumet volontiers à l'entraînement indispensable pour gagner, par exemple, la course de cent mètres, n'accepte pas l' effort de s'habituer à être véridique, à ne pas dénigrer ses camarades, à combattre sa grossièreté et son égoïsme.
On dirait que l'intelligence se paralyse, quand elle est appliquée à la direction de nous-mêmes. Nous savons qu'une machine doit être conduite de façon rationnelle mais nous avons peine à comprendre qu'il en est de même de l'homme.

Se plier aux lois de la vie

Les obstacles à la mise en pratique des règles de la conduite siègent, non seulement dans l'intelligence, mais aussi dans le caractère. La plupart des gens n'ont pas la force morale de se plier aux dures lois de la vie.
On ne leur a jamais appris la maîtrise de soi-même. Ils ont, dès leur petite enfance, suivi toutes leurs impulsions.
Dans la famille et à l'école, ils se sont accoutumés à l'indiscipline, au laisser aller, au débraillé.
Jamais ils n'ont tendu, durement et longuement, leur volonté vers un idéal ardemment désiré.
Jeunes et vieux, hommes et femmes, riches et pauvres, sont en somme des pneumatiques dégonflés, des chambres à air percées de trous.

Ascèse

Ils ignorent la signification de l'ascétisme; cependant, sans ascétisme, rien de grand n'a jamais été accompli dans le monde. Pendant de nombreux siècles, la morale chrétienne entretint, chez nos ancêtres, l'habitude de la discipline.
Aujourd'hui encore, elle donne à ceux qui observent strictement ses règles la domination d'eux-mêmes et la force de vivre. Mais elle a été abandonnée par la majorité de la population.

La notion du bien et du mal

La morale du plaisir qui l'a remplacée, nous a définitivement affaiblis. Nous avons perdu la notion du bien et du mal. Nous ne concevons pas la nécessité d'une règle intérieure.
Même si nous comprenions que l'obéissance aux lois naturelles est la condition indispensable de notre survie et de celle de notre race, nous continuerions à suivre les impulsions du caprice. En somme, les obstacles que rencontre en nous-mêmes la rationalisation de la conduite, consistent, d'une part, dans la déficience intellectuelle qui nous empêche de voir la réalité, et, d'autre part, dans la faiblesse morale caractéristique de notre époque.

Un milieu antagaoniste

La rationalisation de la conduite est également entravée par les forces adverses du milieu où nous vivons; car notre rénovation doit s'opérer dans les conditions mêmes qui ont amené notre déchéance. Le climat moral de la communauté, et l'esprit des institutions n'ont pas changé; et ils ne changeront pas avant que nous nous soyons transformés nousmêmes. Il faut donc commencer à pratiquer les règles de la conduite dans un milieu antagoniste.
La société ne manque jamais d'élever contre les nonconformistes la muraille de son opposition. A toutes les époques, les hérétiques ont été brûlés. Aujourd'hui, comme autrefois, les inventeurs meurent dans la misère; et les prophètes sont lapidés.
A la vérité, ceux qui obéiraient aux lois de la vie amèneraient inévitablement la chute de l'ordre présent; ils sont naturellement considérés comme des ennemis par la multitude des médiocres qui vivent dans l'ignorance, la bêtise et la corruption, et, surtout, par les habiles qui profitent de cette corruption, de cette bêtise et de cette ignorance.

Un monde hostile à la vie

En ce moment, nous vivons dans un monde hostile à la vie. Dans un milieu qui n'est pas ajusté aux besoins véritables de notre corps et de notre âme; parmi la foule qui désire avant tout continuer le régime du laisser aller, de la paresse et de l'amoralisme.
Aux yeux de nos contemporains, il est ridicule de dire la vérité, d'être fidèle à la parole donnée, de travailler honnêtement, de ne pas trahir les autres.
Les instituteurs et les professeurs ne réalisent pas que le sens de l'honneur et le sens moral sont beaucoup plus importants que le succès aux examens et aux concours.
Leurs élèves font preuve de la même incompréhension. Tout individu qui croit à l'existence du bien et du mal est qualifié de niais.
De même quiconque déclare que jalouser les autres est une coutume répréhensible, que le désordre de la famille et de 1'école est un signe de dégénérescence, que les Français se caractérisent aujourd'hui par l'égoïsme, la grossièreté et l'envie, est considéré, comme un mauvais citoyen.
La femme qui fait complètement son métier de femme sera ridiculisée par celles dont la préoccupation unique est de s'amuser, de fumer des cigarettes, de faire du sport, de danser, de satisfaire les désirs sexuels sans avoir d'enfants : ou bien d'imiter les hommes et d'embrasser les mêmes carrières qu'eux; en somme, de ne pas se conformer à l'ordre imposé par la structure de leur corps et de leur esprit.
Quant à ceux, assez hardis pour penser que la jeunesse doit être, non pas désordonnée et veule, mais disciplinée et héroïque, on les traite d'ennemis de la démocratie. De toute sa force, la société moderne s'oppose à l'ascension de l'esprit.
Alexis Carrel : Réflexions sur la conduite de la vie, Plon 1950

 
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